Le voyageur immobile

J’ai revu cette vieille épicerie, échouée, toute de guingois dans un coude de la ruelle. Le tourbillon des foires ronfle maintenant là-bas loin, sur la place du monument aux morts; le flot de la vie coule dans d’autres rues contre la carène d’étincelantes boutiques. Les nouvelles ménagères veulent des machines de précision pour découper le jambon, des balances qu’on lit avec une table de logarithmes, des fioles de carry et des conserves d’anchois à la dynamite. Tant de choses que la petite épicerie n’a pas osé… et, d’abord, c’est une épicerie-mercerie. Alors, elle a amené tous ses pavillons et elle meurt, seule, là, dans l’anse vaseuse de la ruelle.
C’est dans cette épicerie que je venais m’embarquer pour les premiers voyages vers ces pays de derrière l’air. Tous les jeudis soir on me menait chez ma tante. C’était là, dans cette petite rue, une vieille maison obèse qui débordait l’alignement de tout son ventre soutaché de balcons de fer. Le couloir vous saisissait aux épaules avec des mains de glace, vous donnait d’une marche sournoise dans les jambes et, tout compte fait, vous poussait devant la porte de la cave. Je n’ai jamais connu de personne plus énervée ni plus aigre que cette porte de la cave. Elle tremblait dans un courant d’air perpétuel qui semblait monter du fond de la terre. Elle grinçait un: «Ah! bon, c’est ceux-là, ça va bien.» Et alors, en étendant les bras, on finissait par toucher la pomme de la rampe.
Là-haut, c’était une pièce comme un champ de manoeuvre avec, au fond, un petit feu d’âtre, un feu jouet, un feu enfant tout gringalet, pas sérieux pour un sou et qui se cachait en sifflant sous des bûches vertes encore humides de toute la sueur de la colline. La tante s’animait dans sa chaise avec un bruit de jupes froissées et de craquements de bois secs. Elle avait en nous regardant un sourd grognement de gros chat qui voit le papier de boucherie et sa grande voix d’homme se ruait tout de suite dessus ma mère pour un orage de questions et de réponses dont toute une semaine de silence l’avait gonflée.
En deux temps et trois mouvements j’étais rejeté vers l’ombre, les épaules endolories et les joues en feu comme picorées par une poule; la tante avait les mains sèches et les joues dures.
Je redescendais à pattes souples l’escalier et, dans la rue, tournais le coin. Voilà l’épicerie-mercerie de Mlle Alloison. Ah! MlleAlloison! Un long piquet avec une charnière au milieu. Ça se ployait en deux, ça se frottait les mains, ça disait: «Ah! Janot, on est venu chez la tante, alors?» Ça avait la taille serrée dans la boucle d’une cordelière de moine, et un large ciseau de couturière lui battait le mollet. Elle était tout en soupirs et en exclamations. Un soir on avait dit, sans se méfier de moi, qu’elle avait été jolie en son jeune âge. Elle était l’entrepositaire du «Bulletin paroissial». Elle savait par coeur ce que je venais chercher; elle rentrait dans sa cuisine et elle me laissait seul dans l’épicerie.
Il n’y avait qu’une lampe à pétrole pendue dans un cadran de cuivre. On semblait être dans la poitrine d’un oiseau: le plafond montait en voûte aiguë dans l’ombre. La poitrine d’un oiseau? Non, la cale d’un navire. Des sacs de riz, des paquets de sucre, le pot de la moutarde, des marmites à trois pieds, la jarre aux olives, les fromages blancs sur des éclisses, le tonneau aux harengs. Des morues sèches pendues à une solive jetaient de grandes ombres sur les vitrines à cartonnages où dormait la paisible mercerie, et, en me haussant sur la pointe des pieds, je regardais la belle étiquette du «fil au Chinois». Alors, je m’avançais doucement doucement; le plancher en latte souple ondulait sous mon pied. La mer, déjà, portait le navire. Je relevais le couvercle de la boîte au poivre. L’odeur. Ah! cette plage aux palmiers avec le Chinois et ses moustaches. J’éternuais. «Ne t’enrhume pas, Janot. – Non, mademoiselle.» Je tirais le tiroir au café. L’odeur. Sous le plancher l’eau molle ondulait: on la sentait profonde, émue de vents magnifiques. On n’entend plus les cris du port.
Dehors, le vent tirait sur les pavés un long câble de feuilles sèches. J’allais à la cachette de la cassonade. Je choisissais une petite bille de sucre roux. Pendant que ça fondait sur ma langue, je m’accroupissais dans la logette entre le sac des pois chiches et la corbeille des oignons; l’ombre m’engloutissait: j’étais parti.

Jean Giono (Monasque, 1895-1970) – Extrait de: “L’eau vive”, Paris, Gallimard, 1943.

Cover: Your Brother Your Sister, a project by Darren James and Heath Campbell – portraits from Kiribati

To learn more and to donate to help or to buy archival quality prints:

http://yourbrotheryoursister.com/

Leave a Reply